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Philippe

 

Le soleil entamait sa lente descente au dessus du petit bois. Ils étaient là. Tous deux s'étaient assoupis dans le vieux canapé défoncé. Au cri des corneilles ils se sont dressés. Des larmes déjà anciennes avaient marqué le visage du plus jeune et je savais le sang qui poissait le frère. L'aîné hurla et d'une rage incertaine jeta au loin le vieux morceau de tôle rouillée sur lequel il pianotait en boucle. Bossa nova tenace et langoureuse. Ils ont pris le temps de se regarder et se sont levés. Un bloc de béton, déséquilibré, a commencé à rouler, déclenchant une avalanche minérale de brique et de pierre. Comme aspirés par la coulée, ils se sont mis en mouvement. Un espace était maintenant dégagé et dans ce fouillis détritique reposait un morceau de faïence. Ils se sont agenouillés et ont touché l'un après l'autre les fleurs d'émail glacé. Une larme est venue s'écraser au centre du carreau, éclaboussant d'étoiles la surface poussiéreuse. Ils se sont redressés et le petit s'est essuyé les yeux de ses mains crasseuses. Le plus âgé a basculé sa tête en arrière et s'est mis à cracher bien haut dans le ciel. Il a fermé ses yeux quand les gouttes de salive ont commencé à toucher son visage. Alors j'ai tremblé. Je me suis recroquevillé dans un creux du gros tas de calcaire. Le temps a passé et ma vue s'est brouillée. Je m'engourdissais, il me semblait que les grandes roues de l'outil abandonné se mettaient à tourner au soleil. Je pris peur et changeait de cachette. Ils s'étaient approchés de la falaise d'ocre et l'ombre des corps naissait de la pierre. Les yeux au vague, ils ont pissé longuement. Devant moi, deux lézards tournaient sur un pneu craquelé. Ils filaient à se suivre sans jamais se rejoindre. Quand l'un s'arrêtait, l'autre en faisait autant et bientôt ils reprenaient leur course folle. J'en oubliais ma quête. Je dus dresser bien haut ma tête au dessus des grandes herbes pour enfin les retrouver. Ils venaient de rejoindre la vieille mousse qui pourrissait dans les grandes canes sèches des ciguës. Ils ont joué à rire, se sont bousculés sur la couche usée. Le couple de corneilles a crié et j'ai vu les doigts se crisper dans la mousse. Ils se sont remis en marche et le petit s'est débarrassé de sa chemise. Quelques pas dans la coulée des chasseurs. L'escalier. Défiant la gravité, clown et fanfaron, le petit s'est hissé au sommet. Il s'est applaudi. Trois claques dans ses mains. Deux perdrix inquiètes se sont enfuies d'un fourré. L'aîné restait sombre. C'est lui qui a commencé. Il a posé ses deux mains bien à plat sur l'escalier et s'est mis à ramper de tout son corps sur les marches ébréchées. Il se hissait de sa chair et j'étais là à le voir. Et l'autre, le petit, s'allongeait à son tour. Il commença sa progression dans l'hélice de béton. C'est là que je choisis de les quitter. Demi tour. Chemin blanc. Trois petits cailloux dans le creux de ma main. Deux coups de feu et le silence. Et l'ombre est là.

   
Philippe, mars 2003.