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Onzième évocation

 

Souvenirs

J' arrive sur le perron de l'église, de prime abord rien d'extraordinaire, tout a changé, tout est vieux, rongé par l'acide du temps. L'accès est mal défendu, je note une absence presque totale de gargouilles, tout cela est de bon augure. En fait elles sont trois à orner les colonnes de la voussure, pas un gros problème. A l'entrée deux gros bénitiers vides m'invitent à aller plus avant, les deux bas-cotés sont exempts de protections digne d'intérêt, la grande classe cette bâtisse. Oh bonheur ! Les vitraux de la nef n'existent plus, enfin une église sans prétention. Dans l'allée centrale, un humain joue avec un instrument de musique et la majorité de ses congénères a un comportement étrange, ceci est un lieu saint et pourtant pas un seul ne prie. Dans le bras gauche du transept, intense frayeur ! des vitraux irradient l'autel de Sainte-Marie de leur lumière protectrice, merci à Sanctus-Joachinus et Sanctus-Joseph pour cette douche froide. Sainte-Thérèse veille aussi de ce côté, aidée par deux anges gardiens, quoique l'un d'eux ait le regard volontairement voilé. L'humain a dû me sentir, il devient fou, il crie avec son instrument, il torture l'air pour me faire fuir. Je vais dans le bras droit du transept, là deux prie-Dieu et un confessionnal dans lequel on peut trouver un lutrin égaré, le tableau me laisse perplexe. L'air est plus respirable dans le coin, cela doit être dû à l'absence d'ange gardien, même si les vitraux de Sanctus-Lhorinus et de Sanctus-Augidius chargent Saint-Pierre de toute sa puissance. Un petit Saint-Antoine me fait sourire, je fais volte-face vers la croisée du transept, et je me dirige vers ce qui m'attire et m'effraie au plus haut point, la gueule béante de la crypte. Je me brûle le regard au passage sur un glyphe de garde gravé dans le sol, CORBI LOUIS. L'humain recommence à faire des sons tordus et discordants qui me vrillent les tympans. Mais ! Il me suit maintenant ! Je me réfugie dans le choeur, où il n'ose pas venir me chercher. Que de bruit... Dans le choeur je sens la pression monter... Je tourne sur moi-même pour tomber sur un autel saint orné d'une croix de pacotille et de quatre gros bougeoirs. Je lève les yeux et une peinture de Lui me fait vibrer de souffrance, je détourne mon regard vers le sol et recule vivement. J'aperçois un passage sombre de bon augure, quand l'humain remet ça, je me rue dans l'étroit goulot et commence l'ascension, il me suit, je l'entends hurler dans le passage pour me défier. Je monte, ça tourne comme c'est pas possible, et ça grimpe dur, ça mène où ce boyau très étroit ? Dans le clocher évidemment ! Je verse des larmes de joie devant le spectacle de destruction que m'offre ce lieu. Hum ! il reste une cloche et si un de ces humains s'amusait à la faire sonner... un frisson glacé me remonte l'échine à cette idée. Dans un coin les restes du système pour sonner les cloches, je ne puis m'empêcher de rire... Après un rapide coup d'oeil sur les fenêtres à demi comblées et aveugles depuis des lustres, je redescends, trop de monde ici, cela devient risqué. En bas à la sortie, c'est plus fort que moi, je jette un oeil sur la clé de voûte du choeur... et je me fige, lié au sol sanctifié par quatre gardiens, Sanctus-Lucas, Sanctus-Iohannes, Sanctus-Marcus et Sanctus-Matheus. Pas de problème pour me dégager, aucune prière ne confirme l'exorcisme, je continue vers la crypte. Elle est gardée par un saint un peu usé, je le contourne sans difficulté, et je ne puis aller plus loin, une barrière d'une force sans commune mesure me repousse... elle est toujours là ? ! ? Ils savent, ils se souviennent de lui.

Souvenir lointain, d'une époque révolue. Un jour de soleil éclatant, ils sont venus l'honorer, pour parfaire la bénédiction de leur héraut à l'âme immaculée. Je me rappelle l'odeur entêtante de l'encens et les lamentations incessantes des pleureuses. Et la foule en deuil, sombre et innombrable, de tous ces regards tristes où on peut lire la fierté et l'amour pour cet homme trépassé, ils lui doivent leur vie et leur honneur. Souvenir d'oriflammes claquant dans le vent, de brocarts flottant devant chaque mur, d'épées cliquetantes et de boucliers aux armoiries chamarrées. Ils sont fiers ces chevaliers, à l'armure éclatante et au surcot chatoyant, portant la dépouille de leur pair avec une dignité souveraine, leur pas lent donnant le rythme de la procession, tout brille et se meut avec une aisance tranquille... Souvenirs, les prêtres ouvrent les portes de l'église dans un silence pesant, point de tambours, ni de trompes aujourd'hui. Les hommes d'église ont préparé la cérémonie avec soin, la nef est toute illuminée par des centaines de cierges, les regards se chargent d'étoiles, émerveillés par tant de splendeur. Le prélat entonne les hymnes, puis les choeurs prennent le relais avec un répons, après un bref silence monte du transept un chant, une antienne annonçant la psalmodie d'un psaume... Souvenir de cette liturgie interminable, de cette extrême-onction suivie d'alléluias et d'un Sanctus, bénissant le sol du sépulcre ad vitam aeternam...

L'absence de bruit me ramène à la réalité, le musicien ésotérique abandonne le combat. Déçu, je m'en retourne, je souris en voyant un humain ne pouvant pas se rendre dans la crypte car il n'y a pas d'éclairage. Pas d'éclairage ! C'est un comble !

À charge de revanche mes amis, je reviendrai...

Plus tard... Beaucoup plus tard...