Écriture après la lecture de Julien Gracq (c-i-dessous), et en même temps qu'une longue improvisation d'un saxophoniste que nous remercions de tout cœur.
TEXTE 1
Je descendais déjà les dernières marches de mon belvédère préféré quand une apparition inattendue m'arrêta, dépité et embarrassé : à l'endroit exact où je m'accoudais d'habitude à la balustrade se tenait une femme.
Il était difficile de me retirer sans gaucherie, et je me sentais ce matin-là d'humeur particulièrement solitaire. Dans cette position assez fausse, l'indécision m'immobilisa, le pied suspendu, retenant mon souffle, à quelques marches en arrière de la silhouette. C'était celle d'une jeune fille ou d'une très jeune femme. De ma position légèrement surplombante, le profil perdu se détachait sur la coulée de fleurs avec le contour tendre et comme aérien que donne la réverbération d'un champ de neige. Mais la beauté de ce visage à demi dérobé me frappait moins que le sentiment de dépossession exaltée que je sentais grandir en moi de seconde en seconde. Dans le singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu privilégié, dans l'impression de présence entre toutes appelée qui se faisait jour, ma conviction se renforçait que la reine du jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire. Le dos tourné aux bruits de la ville, elle faisait tomber sur ce jardin, dans sa fixité de statue, la solennité soudaine que prend un paysage sous le regard d'un banni ; elle était l'esprit solitaire de la vallée, dont les champs de fleurs se colorèrent pour moi d'une teinte soudain plus grave, comme la trame de l'orchestre quand l'entrée pressentie d'un thème majeur y projette son ombre de haute nuée. La jeune fille tourna soudain sur ses talons tout d'une pièce et me sourit malicieusement. C'est ainsi que j'avais connu Vanessa.
Julien GRACQ, Le Rivage des Syrtes, J.Corti, 1951.
TEXTE 2
Ce fut à cet instant que, dans la déflagration brutale d'une bourrasque, les trompettes sonnèrent. Un vieil hymne d'Orsenna, un air des temps héroïques où passaient les brocarts roides, les tiares barbares, les traînes hiératiques sur les degrés de marbre, le cinglement d'ailes des flammes triomphales, les soirs rouges pleins de galères laissant flotter des voiles sur la mer. Un déchaînement splendide et noble, pareil au déploiement à longs plis, l'un après l'autre, d'une interminable et raide draperie de sacre, où jouaient les moires impalpables de l'Orient. Une douce foudre tombait en pluie d'argent sur le cimetière. Longues, brèves, longues, les notes se poursuivaient en appel surhumain, en coulée de joie chaude et rouge, étouffante comme un caillot de sang. Elles cessèrent enfin, comme on rallume les lumières. Rien n'avait bougé. Jusqu'aux limites de l'horizon, les Syrtes s'étendaient grises et ternes. La couronne pendait toujours à son crochet. Les doigts embarrassés de Marino tournaient sur le bord de sa casquette. Sur les tubes de leurs instruments, avant de les remettre dans leurs étuis, les trompettes roulaient les drapelets aux armes de la ville, comme on replie un parchemin illisible.