Ce matin, j'avais cru avoir rendez-vous avec quelque ami italien dans un supermarché de la périphérie de Blois. J'arrivai quelques minutes avant l'heure fixée et, pour plus de sûreté, je pris le soin de ne pas agripper de caddie. J'entrai donc les mains dans les poches dans une espèce de dédale bruyant et animé. Ça afflue, ça grouille, ça entre comme dans un labyrinthe pour courir s'y perdre. Une armada de chariots avance inexorablement vers l'antre du monstre qui happe à bouche que veux-tu tout son monde qui s'y approche trop et qui recrachera, l'heure venue tout caché dans des sacs uniformes et informes, les victuailles, le déodorant, le vin de table, un stylo, deux culottes, Mme Bovary, du ketchup contenant n'importe quoi, un soutien gorges et deux paquets de lessive, une éponge, Ulysse, deux disques prix d'ami, un arrosoir et vingt-huit yaourts... Je tente de m'extraire adroitement de la file que je suivais, me déplaçant vivement sur la gauche &emdash;parce que c'est à droite que, disciplinés, les consommateurs se croisent&emdash; quand, vivement, un caddie fonce sur moi décidé, poussé par une ménagère sans âge au regard de tueur des supermarchés. Le souvenir douloureux des mâchoires métalliques de ces chariots qui happent le talon du piéton rêveur me saisit; il en résulte une douleur fulgurante et désagréable qui donne envie de frapper au hasard et qui vous invite à boitiller quelques instants sous le flux des excuses mais le plus souvent sous les flots de paroles comminatoires qui vous invitent, pauvre plouc, à rentrer chez vous et à y rester.

Comme je connais assez bien la configuration géographique du supermarché je tente de rejoindre le rayon culture &emdash;je sais mon ami m'y attendre&emdash; toujours à peu près vide dans tous les sens du terme par un chemin aussi peu rationnel que possible. Je passe donc par le rayon électroménager où une cliente affable avise un homme en uniforme: «Vous êtes de l'électroménager, vous? Oui, répondit simplement le vendeur, je suis de l'électroménager.» To be or not to be, c'est bien la question. Plus loin, une femme en peine traîne quatre vingt dix neuf rouleaux de papier toilette conditionnés dans un emballage incommensurable. Dix kilos de pommes de terre pour dix francs. Vingt francs les vingt kilos, mille la tonne, etc... soit un franc le kilo. Et tout prend de la hauteur, les lave vaisselle empilés sur les lave linge, des montagnes de chocolats, des étages de bouteilles de vin, des kilomètres de boîtes de conserve, des réductions à la caisse par brassées, des caddies furieux ou affables qui forment des embouteillages. Il va falloir installer des feux tricolores pour rendre fluide une circulation pénible; il va falloir que je songe à déposer cette idée dans la boîte prévue à cet effet. L'odeur infecte du rayon des aliments pour animaux, la chaleur animale voire tropicale qui se dégage ça et là te laisse un goût âcre. Le froid des vitrines réfrigérées te saisit, un bonimenteur t'assomme, goûtez-moi ça, de la vraie pâtisserie industrielle, bien moins bonne que partout ailleurs mais vendue avec tellement plus de talent, c'est ma sueur que vous achetez et vous n'en trouverez aucune trace dans la chair molle du gâteau et si tu n'en prends pas une c'est que tu es sourd ou que tu n'y comprends rien, à ce que te dit

Ici on s'engueule parce que ça personne ne l'aime, je te dis, c'est pas ce qu'on a acheté la dernière fois! Et toi tu marches, ton regard depuis cinq minutes est aimanté aux rayons qui regorgent de tout et tu marches, tu marches, bagnard. Ton caddie à toi, c'est ta mémoire, c'est le siège de ton esprit que tu remplis avec des trucs comme ça :

Processeur 500 Mhz

Mémoire RAM 4,3 Mo SDRAM

Mem Cache 100 Ko

Carte Vidéo intégrée BD, AGP intégrée

8999,00 francs

Et ton ami qui est déjà parti parce que tu tournes sans raison depuis une heure, sans objet, dans des rayons qui se remplissent au fur et à mesure que se remplissent les chariots et que tu passes ton temps à le laisser filer comme ce bon ami que tu aurais aimé revoir.

Le Minotaure adroit a dévoré sa proie et le tribut qu'il réclame est satisfait par cet esprit léger du consommateur qui s'y laisse prendre avec une singulière facilité.